Martine Turenne a reçu la Bourse Michener-Deacon lors d’une cérémonie tenue à Rideau Hall, le 24 mai 2001. La journaliste montréalaise a présenté un projet d’étude sur l’impact de l’ALENA dans une région sous – développée du Mexique.
Elle a suivi des cours dans une université mexicaine et a vécu au cœur d’un projet de développement de l’ALENA. A la suite de cette expérience, elle est en mesure d’expliquer à ses lecteurs ce que le Canada peut apprendre du Mexique et comment ce qui se passe là-bas peut avoir un impact direct sur les Canadiens.
Madame Turenne travaille au magazine L’actualité depuis 1998. Elle a auparavant oeuvré au Devoir, à Radio-Canada, au Réseau de l’information (RDI) et à CKAC-Télémedia.
Créée en 1987, la bourse de la Fondation Michener a pour but de promouvoir les études en journalisme ainsi que les valeurs qui favorisent le service de l’intérêt public. Une ou deux bourses sont décernées annuellement à des journalistes d’expérience afin de leur permettre de prendre un congé d’études de quatre mois pour se perfectionner dans un domaine de leur choix.
La Bourse est attribuée au mérite à chaque année. Cette année, 10 journalistes avaient soumis leur candidature pour l’obtenir. Les sujets des boursiers précédents incluaient entre autres l’étude du rôle des nouvelles de la télévision publique à une époque où on observe une compétition accrue et la globalisation des communications, de même que les problèmes causés par l’abus des médicaments.
Membres du jury pour la Bourse 2001 :
Jodi White, président du jury, directeur exécutif de la maison Sydney à Ottawa; les ex-journalistes Shirley Sharzer, d’Ottawa, et Claire Helman, de Montréal; et Clinton Archibald, professeur d’affaires publiques et de gestion à l’Université d’Ottawa.
Voici le rapport de Martine Turenne : (Durée du séjour : août 2001 à mars 2002)
Le titre de son rapport :
‘Le Plan Puebla-Panama (le PPP) et le développement du sud du Mexique dans le contexte de l’ALENA’.
Lorsque je suis arrivée à Mexico, au mois d’août 2001, la réalisation du Plan Puebla- Panama était encore à l’agenda prioritaire du nouveau gouvernement de Vicente Fox, entré en fonction en décembre 2000. Près d’un an plus tard, les attentats du 11 septembre et la récession qui en a découlé, les protestations des groupes autochtones et des anti-mondialistes de tout acabit, de même que le manque d’investissements, tant privés que publics, pouvaient compromettre sa réalisation.
Ce plan est le plus ambitieux à n’avoir jamais vu le jour pour développer le sud du Mexique et dans son sillon, les huit pays d’Amérique centrale qui se sont joints au projet. On prévoit construire dans les prochaines années des milliers de kilomètres de routes, des dizaines de nouveaux ports et aéroports, ainsi que des centaines d’écoles et d’hôpitaux; on planifie des connexions énergétiques, des infrastructures en télécommunication et l’érection d’axes industriels où on veut attirer des entreprises et des « maquiladoras« , ces usines d’assemblage dédouanées qui ont fait la réputation de la frontière nord.
Le PPP est donc la promesse d’un immense chantier qui partirait à l’assaut de la dernière frontière de l’ALENA, financé tant par les huit gouvernements impliqués que par les banques internationales, les fonds d’aide au développement et les investisseurs privés.

Il faudra plusieurs milliards de dollars pour combler le fossé abyssal entre les régions nord et sud du pays, entre un monde en développement, qui rivalise avec les Taïwan et autres Corée de la terre, et une région misérable, «oubliée et arriérée», dit Rafael Tamayo, professeur au CIDE, le Centro de Investigacion y Docencia Economicas (un centre de recherche universitaire de Mexico) avec qui j’ai été en contact permanent durant mon séjour, utilisant les documents, livres et bases de données, ainsi que de précieux contacts dans le milieu académique dont je me suis amplement abreuvée. «C’est un écart millénaire», ajoute ce professeur spécialisé dans le développement régional, «qui existait déjà du temps des Aztèques, et qui s’est accentué avec l’industrialisation du Mexique».

Pourquoi le PPP? Le coordonnateur du plan auprès du gouvernement mexicain, Florencio Salazar, résume son propos à l’aide de quelques chiffres: revenus per capita anémiques, bas niveau d’éducation, santé déficiente, natalité et mortalité infantile élevées; 64 millions de personnes qui vivent dans la marginalisation absolue, c’est-à-dire un cran sous la misère.
Les routes y sont trop peu nombreuses, l’électricité et l’eau potable rarement accessibles, la sous-alimentation chronique. Sans compter la grande vulnérabilité de la région: ouragans, pluies torrentielles, tremblements de terre et sécheresses ponctuent la vie difficile des habitants. Des sinistres qui ont causé la mort de 10 800 personnes depuis 1998, en plus de causer pour 7,6 milliards de dollars en dégâts divers.
C’est avec des tableaux statistiques aussi accablants que les promoteurs du PPP vendent leur projet. Mais l’opposition grandit. Plusieurs groupes voient dans ces bonnes intentions de développement une manière détournée de spolier les Indiens, principaux habitants de ces régions méridionales, de les exploiter, de menacer la biodiversité et de n’enrichir que des multinationales, tant américaines que canadiennes.
C’est là que j’ai rencontré Carlos Beas et Lucia Antonio, respectivement président et militante de l’UCIZUNI. Ils vivent tous deux à Boca del Monte, à quelques kilomètres en amont de Mattias Romero, où a lieu notre rendez-vous. C’est une agglomération située en plein cœur de l’isthme de Tehuantepec, une ville sans charme qui a poussé avec la construction du chemin de fer, un lieu torride et poussiéreux, balayé par les vents chauds qui déferlent des sierras, désertifient les cultures et donnent à l’ensemble un air de « Far West« . Lieu de passage entre le sud et le nord, l’isthme est un endroit dangereux, souvent violent, notamment depuis les récentes vagues d’immigrants clandestins venus des pays d’Amérique centrale.
Lucia Antonio, une jeune enseignante de 27 ans, me raconte la manière dont les terres des siens ont été expropriées, dans les années 70, pour faire place à la monoculture de l’eucalyptus, un arbre qui produit de la palme durant quelques années avant de mourir, rendant la terre qui l’a nourri infertile. Un exemple parmi d’autres de décisions politiques catastrophiques qui ont fait des ravages dans les campagnes mexicaines. Un exemple qui condamne d’avance le PPP, comme si tout ce qui pouvait venir de Mexico était mauvais.
Le président de l’UCIZUNI, Carlos Beas, âgé dans la mi-quarantaine, insiste quant à lui sur l’importance stratégique de l’isthme: après le canal de Panama, c’est ici que la bande de terre entre le Pacifique et l’Atlantique est la plus étroite, soit 238 kilomètres, favorisant la circulation de marchandises entre les ports de Coatzacoalcos, sur la côte des Caraïbes, et Salina Cruz, face au Pacifique. Plusieurs milliards de dollars doivent y être dépensés dans les prochaines années pour adapter et moderniser les ports, et élargir la route pour faciliter le transit de biens manufacturés et l’érection de « maquilas« .

« Le design de ces nouvelles routes ne favorisera pas les échanges intra- régionaux, mais contribuera à une expansion inconsidérée du grand capitalisme mondial« , dénonce Beas. «Pourquoi ne pas commencer par asphalter les routes rurales afin de permettre aux gens de sortir de leur village, vendre leurs produits plus facilement?»
Pour ces communautés rurales, la nouvelle autoroute à péage qui traversera leurs villages deviendra un mur infranchissable, notamment pour leurs bêtes. «Avez-vous déjà vu des bœufs grimper les escaliers de passerelles d’autoroutes?» demande Lucia Antonio.
Cette accusation, je l’entendrai répéter maintes fois. Dans les montagnes, les sierras et les vallées d’Oaxaca, de Puebla, du Guerrero ou du Chiapas, des paysans vivant dans des communautés isolées doivent marcher des jours pour vendre leur maigre récolte. Si l’on veut réellement améliorer leur niveau de vie, les développer, on doit commencer par les connecter au réseau routier.
Lorsque je fais part au coordonnateur du PPP, Florencio Salazar, des craintes bien concrètes suscitées par le projet chez les paysans de l’isthme, mais aussi de Puebla, il se fait vague, répétant que le tracé des routes n’est pas arrêté, et se plaignant que le PPP soit le nouveau cheval de bataille des gauchistes. « Ils ont tort! Ce n’est pas un plan américain pour extirper les richesses du sud. C’est une proposition pour doter cette région des structures nécessaires pour recevoir des investissements et créer des emplois. Il faut occuper la main d’œuvre!»
Mais le problème majeur de Salazar et du gouvernement mexicain sera justement de renverser la vapeur. Déjà, la méfiance règne. Descendants de Mayas, Zapotèques ou Mixtèques, les habitants ont en commun une longue histoire d’exploitation, de marginalisation, d’esclavagisme, et en héritage une société aux structures quasi féodales. On n’est guère porté à faire confiance au gouvernement, d’autant plus que les informations sur le PPP n’arrivent qu’au compte-gouttes, confuses, partielles, approximatives.
Un après-midi de novembre, j’ai assisté à une manifestation à Tepeaca, à environ 40 minutes de Puebla, la splendide ville coloniale du centre du pays, porte d’entrée du sud. Organisée par le PRD et différents ONG (Organismes non-gouvernementaux), elle visait à dénoncer le PPP aux paysans rassemblés au « zocalo« , la place principale du village. Descendus des collines et des villages voisins, ceux-ci déambulent avec des pancartes: «à bas le PPP!» «Nos terres ne sont pas à vendre!»
Ils portent des vêtements usés et des chapeaux de paille. Leurs pieds, nus dans de vieilles sandales, malgré le froid mordant de cette journée, sont tannés comme le cuir, sales et endurcis. Les femmes, traits coupés aux couteaux, vêtues de robes brodées de fleurs, arborent de longs cheveux savamment tressés. Un vent terrible menace à tout instant de faire écrouler sur leurs têtes la tente géante sensée les protéger.

Mais ces « campesinos« sont des gens patients, et ils écouteront durant des heures les leaders du PRD leur dire que le Plan Puebla-Panama est une menace à leur survie. La majorité d’entre eux font face à l’expropriation de leurs terres, en raison de la construction d’une autoroute et d’un golf qu’ils associent, à tort ou à raison, au PPP. «Où vais-je aller?» demande Francisca Anaya, une vieille femme qui habite San Francisco Mixcla dans la vallée. Elle craint de perdre terre et maison. «Ou vais-je aller?» répète-t-elle, sa casquette Nike enfoncée sur la tête. En effet, où ira-t-elle avec la maigre compensation que lui versera le gouvernement de son état? Si les futures expropriations sont à l’image de celle-là, la route du PPP sera parsemée de frustration et de ressentiment.
«Le PPP est un plan des grands consortiums nationaux et internationaux qui contrôlent le capital, un plan d’intégration américain et canadien », dit Daniel Lopez Nelio, sénateur PRD de l’état d’Oaxaca. C’est un Indien de Juchitan, la capitale économique de l’isthme de Tehuantepec. Pour lui, la cause est entendue.
«Plus de 85% des ressources énergétiques de ce pays se trouvent dans les états du PPP, poursuit-il. La moitié de l’électricité est produite au Chiapas. Ne vous demandez pas pourquoi il y a soudain urgence pour construire des routes et industrialiser.» Mais les trois quarts des habitants de la région sont indigènes, ajoute-t-il, et ils s’opposent à un projet qui va générer davantage de pauvreté.
Plus de pauvreté ? Selon Lopez, et avec lui bon nombre d’opposants au PPP, l’industrialisation de la région poussera les gens vers les « maquiladoras« , où ils seront payés au salaire minimum. Or ce revenu est une grossièreté, une obscénité, dit-il. «Pourquoi changer la vocation agricole du Sud? C’est absurde. Le problème n’en est pas un d’emplois, mais de revenus.»
Le salaire minimum mexicain est de 40 pesos par jour, soit environ 7 dollars. Une misère dans ce pays où les biens de consommation courants, de même que le logement, coûtent très chers. Prenons l’exemple de McDonald. Un repas pour deux y coûte 100 pesos. Il faut donc deux jours et demi de travail complet au salaire minimum pour se le payer. En comparaison, il suffit d’une heure de travail au Québec pour avoir droit au même repas. Un exemple qui illustre l’impasse des paysans pour qui la « maquiladora« ne signifie pas nécessairement de meilleures conditions de vie. Je joins d’ailleurs en annexe quelques notes sur les « maquilas« , et sur un projet intéressant mis sur pied à Tlaxcala.
Mais pour Salvador Escobedo, responsable au Congrès de la région sud – et donc de l’application du PPP-, et député d’Atlixco, une ville de Puebla qui connaît un boom industriel, les « maquilas« sont un mal nécessaire par lequel il faut passer pour progresser. «Il y a 500 femmes qui travaillent dans une « maquil« à côté de chez moi, dit-il, et je les vois passer tous les matins. Elles sont mal payées. Mais elles ont du boulot, une sécurité sociale. C’est un début.»
Il n’est pas question d’industrialiser toute la région, poursuit-il, mais de connecter les régions sud au reste du pays. «On me demande souvent: pourquoi construire une autoroute au Chiapas s’il n’y a pas d’autos? Alors je rétorque : quelle entreprise ira là-bas s’il n’y a pas de routes? Et si l’électricité ne s’y rend pas? Il faut commencer quelque part.»
Escobedo croit que les opposants au PPP confondent culture autochtone et pauvreté, comme si la misère seule pouvait assurer la survie de l’autre. Or, dit-il, la vie de ses électeurs est misérable, leurs terres ingrates et peu productives. Dans les montagnes de la « mixteca« , des villages entiers sont peuplés de femmes, d’enfants et de vieillards. Les hommes y ont disparu, partis chercher de l’emploi au nord. «Il y a 200 000 « Poblanos« (les habitants de Puebla) à Manhattan seulement», dit Salvador Escobedo.
«La question la plus importante aujourd’hui est de créer de l’emploi. Il faut que les gens restent chez eux et puissent y vivre décemment», dit Margarita Flores, directrice-adjointe au bureau sous-régional du CEPAL, l’organisme onusien qui donne assistance technique et de coopération au PPP. «Des villes entières sont abandonnées au Guerrero, à Puebla, dans l’Oaxaca. Les habitants sont tous partis aux États-Unis ! »
Dans ses bureaux de Mexico, Margarita Flores dit regretter l’incompréhension et la colère qui grandissent contre le PPP. «La communication est peut-être un peu ratée», avoue-t-elle. Mais les critiques sont prématurées, simplistes, «comme s’il n’y avait pas d’amélioration possible. Nous avons fait une première version du PPP. Rien n’est définitif».
La fonctionnaire onusienne, une dame dans la cinquantaine, trouve insultants certains arguments qu’elle entend, surtout ceux qui prétendent que l’initiative est parachutée de Washington. «J’étais là lorsque les dirigeants des pays d’Amérique centrale, au lendemain de Mitch, ont commencé à parler d’un plan de développement intégral», dit-elle.
Mitch, l’un des ouragans les plus dévastateurs de la région, en 1998, a poussé les pays décimés d’Amérique centrale à chercher des solutions communes impliquant tout autant l’entreprise privée que les gouvernements. Parallèlement à ces démarches, un fonctionnaire du gouvernement mexicain, Santiago Levy, publiait un livre polémique, « Le Sud aussi existe », qui démontrait à quel point les régions méridionales avaient été négligées et oubliées par Mexico.
Lorsque le nouveau gouvernement Fox a été élu, en 2000, il a aussitôt intégré Levy à son équipe et fait de la réalisation du projet d’industrialisation du Sud, appelé dès lors Plan Puebla-Panama, l’une des priorités de son mandat. «Tout est alors devenu plus tangible, réel, dit Margarita Flores. Notre travail est aujourd’hui de bâtir des ponts entre le Mexique et l’Amérique centrale.»
Mais l’arrimage est difficile entre le géant mexicain et ses partenaires central-américains, jaloux de leur indépendance, souvent méfiants. «Ce sont huit pays souverains, souligne-t-elle, qui ont tous changé de gouvernement ces derniers mois. On est dans une période de transition.» Une demi-douzaine d’accords commerciaux sont déjà en vigueur entre le Mexique et ses voisins central-américains, une zone officieuse de libre-échange, et ça ne fonctionne guère, constate Cesar Bustamonte, représentant de la BID, la Banque interaméricaine de développement au Mexique, important bailleur de fonds dans le PPP.
«On peut compter deux semaines, voire un mois avant qu’un camion ne puisse traverser la frontière entre le Mexique et le Guatemala, en raison d’une bureaucratie délirante», expliquait-il lors du forum sur les défis du transport et des communications dans la zone du PPP, qui s’est tenu à Puebla ce printemps. «Ce n’est pas possible de développer des PME solides dans pareil contexte.» L’un des buts du PPP sera justement de moderniser, simplifier et uniformiser les douanes.
Les relations entre les pays « frères » ne sont pas toujours au beau fixe. Violences et exactions éclatent quasi quotidiennement contre les immigrants illégaux d’Amérique centrale qui affluent à la frontière mexicaine, en route vers le nord. Ils sont aussi méprisés et humiliés par les Mexicains que ces derniers, lorsqu’ils tentent de traverser le Rio Grande vers les Etats-Unis. à chacun son tiers-monde.

Et il y a les guerres commerciales. Elles pourraient être sanglantes, prédit le professeur Antonio Ortiz Mena, du CIDE. Les dernières crises mondiales de la banane et du café ont bien démontré que chaque état défend d’abord ses propres intérêts et qu’une vision globale des problèmes est loin d’être réalité. «Le PPP est prometteur, dit-il. Mais le plus difficile est d’intégrer des pauvres avec des plus pauvres. Selon une étude de la Banque Mondiale, les plus démunis ont tendance à tirer tout le monde vers le bas.»
Le manque d’argent pourrait aussi compromettre la réalisation du plan. En 2001, seulement le tiers du budget promis par le gouvernement mexicain a été investi dans les premiers projets, essentiellement les autoroutes. Les fonds internationaux n’arrivent pas au rythme attendu, pris dans d’autres urgences; et les investisseurs privés brillent par leur absence. «L’argent ne suit pas l’annonce des projets, dit le professeur Rafael Tamayo, du CIDE. Le PPP est une stratégie, une belle idée que le président Fox continue de promouvoir, mais sans ressources suffisantes.»
Trois sous-coordinateurs sont passés en quelques mois au secrétariat de Florencio Salazar. «Ils sont partis, frustrés. Pour l’instant, le PPP n’est pas une priorité.» Quelques téléphones au secrétariat suffisent à mesurer la véracité de son analyse: les fonctionnaires y sont incapables de localiser un seul projet en voie de réalisation. J’ai eu beau insister durant les mois passés à Mexico, il était toujours impossible de connaître le nom du gestionnaire de projet, la date de début des travaux, leur ampleur, leur coût.
Au dernier sommet des dirigeants mexicains et central-américains, cet été, dans le Yucatan, le président Fox a lancé un appel désespéré aux investisseurs privés: « Il se passe quelque chose au Sud, ne ratez pas le bateau ».
Mais les entrepreneurs iront-ils construire des usines à l’Oaxaca, dans le Guerrero? Rien n’est moins certain. Qui veut vraiment investir au Chiapas? demande-t-on dans les déjeuners de chambres de commerce de Mexico ou de Monterrey. Il n’y a pas de projets viables sur la table pour attirer l’argent de banques privées ; les problèmes politiques persistent, la situation sociale est instable dans toute la région. Récemment, 19 paysans d’un village de l’Oaxaca ont été massacrés par des hommes du bled voisin, en raison d’une querelle ancestrale. On est loin de l’état de droit.
Bien des problèmes sont réglés à coup de machettes. En août, le gouvernement Fox a annulé sa décision de construire un nouvel aéroport à Texcoco, en banlieue de Mexico, à la suite des violentes protestations de paysans armés, menacés d’expropriation. On peut imaginer de semblables scénarios tout au long de la route du PPP. «Aucune grande entreprise n’ira au sud », me dit Victor Urquide, professeur au Colegio de Mexico et membre du Club de Rome, qui vient de publier un volumineux essai sur la persistance des inégalités au Mexique. «Investir là-bas est très risqué. Ce sont des régions très pauvres, dominées par la grande entreprise. Le Sud, c’est comme l’Afrique: des ressources, mais sans les moyens de les exploiter.»
Dans son bureau d’une haute tour de Mexico, l’homme d’affaires canadien Brad Patterson, courtier en énergie, me montre la carte du Mexique. Il tend le doigt vers la région sud, Oaxaca, le Chiapas, puis descend vers l’Amérique centrale, aussi bien dire nulle part, selon lui. «Il n’y a pas de marchés là-bas. Le PPP est un beau rêve. Je comprends le gouvernement de vouloir y bâtir une infrastructure, mais je doute que ça incitera les « maquiladoras« à y descendre.»
Le PPP pourrait être ainsi victime de son improvisation, de l’opposition de paysans bien organisés qui n’en voient pas l’utilité, des protestations des anti-mondialistes aux ramifications internationales, du manque d’argent que les attentats du 11 septembre et la récession ont accentué. à moins que ce ne soit cette bonne vieille indifférence. «Le Nord s’est toujours moqué de nous», dit le sénateur Daniel Lopez Nelio, dont le bureau à Juchitan, la capitale de l’isthme de Tehuantepec, fait face à un champ de détritus et de vieux pneus abandonnés. «Pourquoi serait-ce différent maintenant?»
Peut-être parce que le Mexique n’a plus le choix, philosophe son collègue au Congrès, le député Salvador Escobedo. «Nous ne pouvons plus prétendre être un pays développé tout en maintenant le quart de notre population dans la misère absolue. C’est une formidable bombe à retardement. Le PPP n’est pas un luxe. C’est la dernière chance du Sud.»
Quelques notes sur les maquiladoras
Les maquiladoras constituent l’épine dorsale du Plan Puebla-Panama. Car c’est ce genre d’entreprises, qui embauchent une main-d’œuvre abondante, peu éduquée et bon marché, qui risquent de venir s’installer en grand nombre le long des nouveaux axes routiers promis dans le plan de développement.
Tout au long de mon séjour au Mexique, la question des « maquilas« a été fréquemment évoquée, surtout par les opposants au PPP, qui voient dans ces usines dédouanées et apparemment sans morale l’ultime lieu d’exploitation des travailleurs des pays du tiers-monde. «Les ouvriers de « maquila« n’ont pas le salaire pour s’acheter une maison, se payer des services», m’a expliqué Miguel Montoya, économiste au PRD et conseiller dans le dossier du PPP. «C’est de la survivance. Le travail est précaire, la « maquila« va et vient au gré des avantages qu’elle trouve dans une région. Allez faire un tour dans le nouvel axe industriel Puebla-Tlaxcala, vous verrez de quoi je parle.»
J’y suis allée. Et j’y ai rencontré des gens opposés à la « maquiladora« , mais d’autres qui tentent de l’intégrer au développement économique de la région.
Celle-ci, densément peuplée et stratégiquement située près des grands axes routiers, a toujours été un grand fabriquant de vêtements. Mais sa vocation a explosé ces cinq dernières années avec l’arrivée des « maquiladoras« : près de 200 à Puebla, autant à Tlaxcala, où plus de 50 000 personnes y travaillent. Les salaires plus élevés pratiqués à la frontière nord, saturée, et la pénurie de main d’œuvre ont fait en sorte que les « maquilas« s’installent désormais de plus en plus profondément dans le pays.
à 15 heures, les rues sont envahies des ouvrières du premier quart de travail, qui courent chercher les petits, préparer le copieux repas du dîner, faire les courses et pour plusieurs, se rasseoir toute la soirée devant la machine à coudre familiale pour confectionner quelques pièces de vêtements qui apporteront des pesos supplémentaires.
Des vies de fous. «Mais c’est leur job et croyez-moi, c’est une amélioration de leur niveau de vie», me dit Alejandra Romero Juarez, travailleuse sociale de Puebla.
Je m’étonne: elles gagnent moins que si elles faisaient des ménages chez les bourgeois de Puebla ou Tlaxcala! Vrai, rétorque-t-elle. «Mais elles préfèrent la « maquila« au travail domestique, qui paye pourtant mieux, car cela leur donne accès à la Sécurité sociale, donc aux soins de santé pour elle et leurs enfants, à un régime de retraite, etc. Elles rencontrent d’autres ouvrières et des solidarités se créent. La « maquila« est un milieu difficile, parfois violent, arbitraire. Mais pour beaucoup de femmes seules des classes inférieures, c’est la survie.»
Rafael Tamayo, professeur au CIDE, un centre universitaire de Mexico, et spécialiste du développement des régions, y voit plutôt une façon pour les femmes mexicaines de s’émanciper en intégrant le marché de l’emploi. «On critique beaucoup les « maquilas« , mais les salaires y sont plus élevés que dans le milieu agricole, dit-il. La vie urbaine offre aussi plus de possibilités.» Tamayo ne partage pas l’avis de certains confrères sur la volatilité des « maquilas« , c’est-à-dire sur leur propension à déménager leurs pénates dès que la main-d’œuvre devient plus chère ou plus exigeante. «Elles tendent à rester et à accélérer l’industrialisation d’une région. Le hic: elles ne favorisent pas la PME, essentielle au développement économique.»

«Elles nuisent carrément!», s’exclame le professeur Felix Cadena, directeur du Colegio de Tlaxcala, un institut universitaire établi à Santa Ana, en banlieue de Tlaxcala, capitale de l’état du même nom.
Ce spécialiste de l’éducation populaire et de la formation des adultes, âgé dans la cinquantaine, a mis sur pied, avec l’aide de l’état de Tlaxcala, un projet visant à se servir des « maquilas« comme support de croissance et non pas comme fin en soi. Admirateur du modèle italien des grappes industrielles, Cadena veut créer des pôles de développement axés sur les coopératives et les micro-entreprises. Son groupe recrute des ouvrières de « maquilas« qui ont acquis une solide expérience, et leur offre crédit et assistance pour qu’elles lancent leur propre micro-entreprise.
Son groupe recrute des ouvrières de « maquilas« qui ont acquis une solide expérience, et leur offre crédit et assistance pour qu’elles lancent leur propre micro-entreprise. Regroupées en réseaux, ces très petites PME peuvent produire tant pour les « maquilas« que les autres industries. Cadena et son groupe ont ainsi piloté la naissance de 600 micro-entreprises depuis un an. «Et on a des dossiers pour un millier d’autres», dit-il en montrant des piles de papiers.
«C’est une conséquence positive de la « maquila« , ajoute Félix Cadena. Tlaxcala tente ainsi d’apprivoiser la bête et de s’en servir pour améliorer le niveau de vie de ses habitants. Car l’autre volet du projet du Colegio de Tlaxcala est la formation de la main-d’œuvre dans les « maquilas« . «Les salaires y sont très bas ; il y a donc roulement du personnel et éventuellement, il y aura pénurie de main d’oeuvre». Cadena a offert aux patrons, souvent des Américains ou des Coréens, que son groupe s’occupe de la formation de leurs employés. «On veut les rendre plus efficaces, plus loyaux, en échange de meilleurs salaires. Les patrons nous ont dit que l’idée leur plaît. Reste à voir s’ils y donneront suite.» Quoi qu’il en soit, le projet du Colegio de Tlaxcala sera intéressant à suivre au cours des prochaines années.
Le PPP en bref :
Huit pays sont impliqués dans le projet: Mexique, Bélize, Guatemala, Salvador, Nicaragua, Honduras, Panama et Costa Rica. Plus de 64 millions de personnes habitent cette zone appelée aussi méso-amérique. Au Mexique, neuf états méridionaux sont visés: Puebla, Guerrero, Veracruz, Campeche, Tabasco, Yucatan, Quintana Roo, Oaxaca et Chiapas. Les champs d’action, déterminés en 2001 lors de la rencontre de Guatemala City, sont le transport, le tourisme, l’énergie, les télécommunications, le développement territorial, les infrastructures agricoles et économiques.
Qui va payer?
En premier lieu, les gouvernements des pays concernés. Puis les banques et les fonds de développement: Banque interaméricaine de développement (BID), Banque mondiale, Banque centre-américaine d’intégration économique, Banque du Japon pour la coopération internationale; Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), Commission européenne, Commission centre-américaine de l’environnement et du développement; Agence canadienne de développement international (ACDI), Centre de coordination pour la prévention de désastres naturels en Amérique centrale, Fonds multilatéral d’investissements (FOMIN), Organisation des états ibéro-américains (OEI), Organisation internationale de migrations (OMI), etc. On attend aussi des investisseurs privés.