
Bienvenue à Rideau Hall.
Certains d’entre vous ont peut-être assisté samedi soir au dîner de la tribune de la presse parlementaire. Malgré ce que j’ai alors dit, cela ne me gêne pas du tout d’être vu avec des journalistes.
Bien sûr, les journalistes à la retraite parmi nous doivent reconnaître, avec regret, que la nouvelle génération ne pourra jamais atteindre le même degré de compétence et de dévouement que la nôtre !!!
Je suis néanmoins très heureux d’accueillir des journalistes à Rideau Hall: ceux que je connais depuis longtemps et les autres que j’espère rencontrer afin de pouvoir associer un visage à leur nom.
Comme journaliste, je n’ai jamais écrit d’éditoriaux; je n’ai jamais été appelé à commenter l’actualité. Mais je vais quand même me risquer à soulever une ou deux questions au sujet du journalisme d’aujourd’hui. Ces questions, les journalistes que nous honorons ce soir peuvent nous aider à y répondre.
Il y a environ trente ans, un de mes amis a exprimé l’idée originale que la caméra de télévision était un canon électronique. Sa puissance ne tient pas seulement au fait qu’elle peut transmettre des images au loin à la vitesse de la lumière, mais à sa capacité inhumaine d’observation constante. La caméra nous scrute; elle est envahissante et sans pitié.
J’ai fait mes premières armes comme journaliste à la Cour de magistrat du Nouveau-Brunswick. II s’agissait surtout de cas d’ébriété, de disputes entre voisins, parfois de querelles de ménage. Je vois encore le regard angoissé et apeuré de gens ordinaires, appelés à subir un contre-interrogatoire dans un cadre peu familier, bien éloigné de leur vie quotidienne.
Après cette expérience, je n’ai jamais pu me convaincre que la télévision en direct avait sa place dans une cour de justice, où une expression de peur qui passe sur le visage d’un honnête homme peut devenir une image qui le hantera ensuite toute sa vie. Le canon électronique tire sans réfléchir. Dans la presse écrite, au moins, le journaliste peut se servir de son jugement humain.
Je sais bien que tous ne partagent pas mon opinion. Je peux toujours me montrer aussi présomptueux que Paul Claudel et dire au sujet de la vérité: « peu importe combien de personnes y croient« .
Tous, nous développons des idées et des impressions à partir d’amis, de livres et d’autres institutions de notre société. Mais de plus en plus, nous vivons dans un théâtre médiatique sans issue, et nous sommes exposés à des montages sans fin de manchettes et d’images incomplètes qui nous hypnotisent.
Lors de mon discours d’assermentation il y a un an, j’avais invité les médias à donner une chance aux bonnes nouvelles. Vous pouvez peut-être en conclure que je prêche maintenant l’opposé en remettant en question une profession que j’aime. Mais c’est justement à cause de cet amour pour le journalisme que je sors un peu en dehors des limites habituelles.
Il faut toujours se rappeler du grand pouvoir des médias, qui un peu comme les lasers dans les hôpitaux peuvent faire du bien et aussi du mal. Les journalistes ainsi que leurs organisations doivent se soumettre aux mêmes examens qu’ils imposent aux autres.
Je suppose que plusieurs d’entre vous lisez les commentaires du journaliste américain James Fallows. Il a déclaré que les journalistes avaient abandonné les enjeux politiques pour se concentrer plutôt sur les jeux politiques, qu’ils préféraient s’intéresser aux mots chocs plutôt qu’à la substance. Selon James Fallows, le positionnement et les perceptions prennent maintenant plus de place dans les nouvelles que la vérité.
S’il a raison, la recherche d’éléments chocs ou de ce qu’on appelle aussi les « moments clés« peut très bien représenter notre superficialité. Un simple drapeau déchiré à Brockville peut dépasser en importance médiatique la preuve de bonne volonté de milliers de Canadiens qui apprennent une seconde langue officielle. A force de les répéter continuellement, les mythes politiques et les déformations de l’Histoire peuvent devenir une forme de réalité.
Chacun de vous peut sans doute dresser une liste des casse-têtes qui confrontent les médias. Mais au-delà de toutes les questions abstraites que nous nous posons au sujet du journalisme, ceux que nous honorons aujourd’hui ont répondu de façon humaine.
Il n’y a jamais de discussion sur une nouvelle qui a atteint ses objectifs. Il n’y a jamais personne qui remet en question la satisfaction que cette nouvelle procure aux lecteurs, au journaliste qui l’a réalisée et à son organisation. Vous savez que vous avez créé quelque chose de valable. Vous savez que vous avez fait une différence.
Nous avons le plaisir de donner aujourd’hui une très forte accolade en reconnaissance d’un journalisme exceptionnel. Déjà, tous les finalistes des Prix Michener ont déjà reçu une récompense, intérieure celle-là: la fierté et la satisfaction que rien ni personne ne pourra jamais leur enlever.
Les Prix Michener ne soulignent pas seulement l’excellence, mais aussi le service de l’intérêt public. Ils rendent aussi hommage à des qualités traditionnelles comme l’intégrité, la détermination et le souci des autres.
Avant de rendre hommage aux boursiers, aux finalistes et au grand lauréat du Prix Michener, je tiens donc à dire combien je suis fier de nos médias canadiens et combien j’admire ceux et celles que nous allons honorer. Je tiens aussi à vous remercier pour votre contribution positive à notre société.
Merci.
Le Très Honorable Roméo LeBlanc,
Gouverneur général du Canada,
Rideau Hall, Ottawa,
le lundi 6 mai 1996.