
Distingués invités, Mesdames et Messieurs,
Nous voici de nouveau rassemblés pour l’événement médiatique non télévisé qu’Ottawa attend plus que tout autre: la version vice-royale de ‘Meet the Press’.
Je prends un plaisir particulier à cette soirée. Bien sûr, officiellement, je prends plaisir à toutes les soirées; mais la soirée Michener, je l’attends avec un plaisir autant officiel que personnel. Nous sommes ici pour rendre hommage à quelques-uns des meilleurs journalistes d’aujourd’hui et pour nous rappeler en même temps l’un des meilleurs gouverneurs généraux d’hier. Ce soir, nous célébrons la puissance de vision dont a fait preuve Roland Michener lorsqu’il a créé le prix annuel qui porte son nom; et nous célébrons également l’excellence soutenue du journalisme canadien.
Des réunions comme celle-ci ne sont pas entièrement joyeuses. Vous, gens du ‘quatrième pouvoir’, vous attendez anxieusement l’annonce du nom des lauréats. Vous restez assis à vous ronger les ongles pendant que j’ajoute l’indispensable touche officielle à la soirée en prononçant ce discours.
Vous avez toute ma sympathie. Il n’y a rien de pire que les cinq à dix dernières minutes d’une longue attente. Mais avant que vous commenciez à grommeler entre vos dents que je parle trop longtemps, il vaut peut-être la peine que je précise que, moi aussi, je trouve le moment difficile. Comme vous, candidats au Prix Michener, je me sens jugé. Vous êtes comparés les uns aux autres, et moi, je suis comparé à Roland Michener.
Pour être tout à fait franc, c’est une comparaison qui me gêne un peu. Une autre année vient de finir et, en dépit de toutes mes bonnes intentions, je n’ai pas réussi à reprendre cette fière tradition Michener : le huit kilomètres de jogging quotidien. J’ai acheté les Nikes et j’ai retracé sur la carte les sentiers où Rolly aimait briser les records, mais j’ai renoncé à faire le dernier pas. Ou bien devrais-je dire: je n’ai pas fait le premier pas? Le jargon du jogging peut être aussi retors que celui de la politique et, pour être honnête, ce sont là deux passe-temps que je suis heureux de pouvoir éviter.
Je tiens tout de même à faire comprendre que je ne suis pas entièrement inactif. J’ai commencé à me rendre au travail à pied. Je vous le concède, les deux escaliers et le corridor qui séparent ici mes appartements privés et mon lieu de travail soutiennent mal la comparaison avec un parcours olympique; mais c’est un début.
Voilà pour mon anxiété personnelle, dont j’ai déjà trop parlé. Car c’est l’anxiété des candidats de cette année qui nous a rassemblés ici ce soir. Je tourne donc mon attention vers le journalisme.
Je crois que vous en conviendrez, le Prix Michener est une distinction unique en son genre et, de ce fait, particulièrement intéressante. Chaque année, il est attribué à un organisme de presse, et non à un journaliste. On veut par là mettre en valeur un fait de la plus haute importance: sans l’appui de la rédaction, de la direction et du conseil d’administration, sans l’engagement de tout l’organisme, le journalisme d’intérêt public est tout simplement impossible.
La main qui tient le micro ou le stylo doit, bien sûr, appartenir à un journaliste de première classe, mais le meilleur des journalistes, si brillant, sensible et énergique soit-il, ne peut à lui seul propager la nouvelle qui fera sensation. Du membre du conseil jusqu’au commis, tout le monde doit viser l’excellence et le service au public. Les finalistes de cette année sont d’éloquents exemples de cet état de fait.
Des cinquante dossiers de presse soumis, les juges en ont retenu quatre. Ils proviennent tous de quotidiens et ils ont en commun certaines caractéristiques. Chacun d’eux dérange certains intérêts. Dans les quatre cas, l’examen de la question et l’exposé des faits sont aussi pénibles pour quelques-uns qu’ils sont profitables à tous. Pendant l’année 1992, au Canada, le journalisme n’était pas un métier pour les faibles de corps ou d’esprit!
Le Edmonton Journal a exploré la question complexe, tortueuse et litigieuse de la présentation de la preuve judiciaire. Conscient de l’extrême difficulté qu’il y a, dans tant d’affaires criminelles, à tracer la frontière entre la culpabilité et l’innocence, le Journal a dénoncé la manière dont la preuve psychiatrique, pourtant si vitale pour l’établissement de la présence ou de l’absence de l’intention criminelle, est présentée aux juges et aux jurés.
Le Toronto Globe and Mail a demandé à son équipe d’enquête d’aider les lecteurs à comprendre le dossier explosif du sang contaminé. Quand on sait que 1 000 Canadiens sont morts des suites d’une contamination au VIH par le sang, des questions comme «à combien d’autres morts faut-il s’attendre?» ou «qui est responsable?» demandaient une réponse. Et le Globe a creusé ces questions.
Le Toronto Star a consacré ses ressources à une enquête de quatre mois sur les conflits d’intérêts et les négligences qui minaient le fonctionnement des services ambulanciers aériens de l’Ontario. Selon un scénario bien classique, un petit fait anodin a eu des suites explosives. La décision de donner suite à un coup de téléphone angoissé reçu par les bureaux du Star a eu pour effet d’ouvrir une piste tortueuse, qui a mené à une première enquête, puis à une enquête gouvernementale, et enfin au congédiement d’un responsable.
Le dossier soumis par le Winnipeg Free Press a pour origine ce petit mot incroyablement puissant : POURQUOI? Pourquoi personne n’a-t-il été accusé après que plusieurs enfants manitobains furent morts des suites de mauvais traitement? Ruth Teichroeb, qui est venue à la soirée Michener aussi souvent que moi, a dirigé l’équipe chargée de répondre à cette question. Vers la fin de l’enquête du Free Press, des accusations ont été portées et des mesures prises pour que des négligences aussi scandaleuses ne se reproduisent plus.
Les journalistes enquêteurs canadiens ont bien mérité leur salaire en 1992! Ce soir, nous espérons pouvoir leur offrir un peu de la gloire qui leur revient pour faire si bien leur travail. Dieu sait combien la gloire est absente de la routine quotidienne du journaliste, même si le cinéma veut nous faire croire le contraire!
L’enquête est un travail laborieux. Les souvenirs sont trop souvent sélectifs; les faits tombent dans l’oubli ou sont volontairement occultés; des pressions s’exercent de toutes parts. Nous sommes à l’époque des groupes de pression (officiels ou non), des doreurs d’images et des infocapsules soigneusement pensées et volontiers manipulatrices. Les malhonnêtes se cachent derrière les barrières de sécurité que les gouvernements érigent pour protéger les vertueux. Redoutant l’accusation de diffamation, les éditeurs se posent constamment cette nouvelle et terrible question: «qui pouvons-nous nous permettre d’offenser?»; ou en termes plus brutaux: «quel degré de vérité pouvons-nous nous permettre de dévoiler?».
Et pourtant, c’est dans votre profession et dans votre art qu’une société libre et démocratique trouve ses véritables fondements: l’objectivité et la rigueur. Que celles-ci s’érodent et disparaissent, et nous perdons tout. Nous devons, en tant que nation, récompenser ceux et celles qui tiennent tête aux pouvoirs, remettent en question le statu quo et sont assez courageux pour demander: «POURQUOI?» ou «POURQUOI PAS?».
En 1907, au moment de se retirer de la vie active, le grand éditeur américain Joseph Pulitzer a voulu définir la politique du journalisme et le rôle du journal. Dans des termes tout à fait applicables au média électronique d’aujourd’hui, il déclarait :
«… il luttera toujours pour le progrès et la réforme, ne tolérera aucune injustice ou corruption, fera la guerre sans répit aux démagogues de toutes sortes, ne se réclamera jamais d’aucun parti, s’opposera toujours aux classes privilégiées et aux profiteurs, maintiendra sa sympathie pour les démunis, se consacrera toujours au bien-être public, ne se contentera jamais de diffuser simplement les nouvelles, restera toujours fièrement indépendant et n’aura jamais peur de s’attaquer au mal, qu’ils soit le fait de la ploutocratie rapace ou de la pauvreté rapace.»
Quatre-vingt-cinq ans plus tard, le code de conduite de Pulitzer reste approprié — il n’est pas facile à appliquer, et ne le sera jamais, mais il est toujours aussi pertinent et valable.
Nous connaissons tous des journalistes qui appliquent les normes exigeantes énoncées par Pulitzer. Nous en connaissons d’autres, malheureusement, dont ce n’est pas le cas; mais la réunion de ce soir est une célébration et nous ne nous appesantirons pas sur l’échec.
Je sais que ce soir nous honorons des organismes et non des individus; mais il y a parmi nous un homme qui incarne si bien l’idéal auquel aspirent tous les journalistes dignes de ce nom que j’espère être pardonné si je fais une exception.
Je veux parler, bien sûr, de Bill MacPherson. MacP est né en Saskatchewan, ce qui explique beaucoup de choses sur lui; mais c’est à Ottawa, avec ses trente ans et quelque de carrière au Ottawa Citizen, qu’il a acquis son renom. Son intégrité, son talent, son énergie, la profondeur de sa vision et son professionnalisme fixent aujourd’hui les normes de conduite du journalisme, comme l’ont fait au début du siècle les mots prononcés par Pulitzer au seuil de la retraite.
Sans MacP, il n’y aurait pas de Prix Michener, car c’est lui qui a convaincu Roland Michener de prêter son nom à une forme de reconnaissance de l’enquête journalistique conçue essentiellement comme travail d’équipe.
Bill, nous savons que vous avez traversé des moments difficiles. Même si ceux qui utilisent cette formule peuvent rarement prouver qu’elle est fondée, je le déclare avec conviction : au nom de toutes les personnes présentes, je vous remercie. Dieu vous bénisse.
Il est temps maintenant de mettre fin à votre attente anxieuse et de donner un visage aux lauréats de ce soir. Permettez-moi tout de même de préciser que vous êtes tous des gagnants. Je suis fier d’être associé à cette célébration et j’ai confiance dans le Canada et dans son potentiel, car je sais que vous maintenez votre regard bien ouvert. À tous, je souhaite bonne chance et de belles expériences journalistiques. J’espère que nous nous reverrons maintes et maintes fois ici dans de semblables circonstances.
Je vous remercie.
Le Très Honorable Ramon Hnatyshyn,
Gouverneur général du Canada,
Rideau Hall, Ottawa,
le mardi mai 4 1993.
