
C’est toujours un plaisir pour moi de vous accueillir à Rideau Hall à l’occasion de la remise du Prix Michener décerné pour excellence en journalisme au service du public, ainsi que de la bourse Michener-Deacon.
Juste avant cette cérémonie, la Fondation Michener a reçu son écusson héraldique. Ces armoiries incluent une feuille d’érable, une couronne de laurier, qui représente l’excellence dans le domaine du journalisme, ainsi qu’une plume d’oie et un éclair pour symboliser la communication écrite et électronique. Sa devise : « Veritas Ancilla Liberatis » signifie « La vérité au service de la liberté ».
Le Prix Michener porte le nom du troisième Gouverneur général canadien, le très honorable Roland Michener. Sa fille Wendy a elle-même été une très bonne journaliste et la famille a créé ce prix en son honneur en 1970, après sa mort soudaine en pleine jeunesse. Un certain nombre d’entre nous ici ce soir avons eu le privilège de la connaître pendant sa carrière et nous nous souvenons de sa force de caractère et de son engagement envers la liberté de parole et l’honnêteté dans le reportage.
Le Prix Michener porte tout particulièrement son attention sur les « bienfaits publics » qu’engendre le travail du journaliste, et son essence tient à deux facteurs. Le premier de ces facteurs, c’est que, quelle que soit la qualité de l’écriture, le journalisme n’est pas un récit détaché et clinique des faits ou, tout au contraire, un récit qui se laisser aller à une complaisance teintée de ses captivantes opinions personnelles. Le journalisme, selon le point de vue de la Fondation Michener, ne nous dit pas ce que nous aimerions entendre; il nous informe plutôt de choses dont nous ne savions même pas que nous les ignorions. Le Prix reconnaît que le journalisme peut mener à un enrichissement et à une amélioration de la conscience sociale et, souvent, à la correction d’erreurs.
Le deuxième facteur important, c’est que le Prix est accordé à un organisme. Aucun journaliste de la presse écrite ou électronique ne peut disposer d’assez de temps pour mener une bonne enquête sans l’implication des ressources et de l’appui rédactionnel d’un journal ou d’un réseau. Les équipes sportives et les groupes artistiques connaissent le bien fondé de cette phrase : « Le principal élément pour créer une étoile est le reste de l’équipe. » C’est la raison pour laquelle les Prix Michener accordent cette attention spécifique au dévouement et aux réussites de l’ensemble.
Cyril Connelly, un superbe essayiste et journaliste, a écrit que « le journalisme est l’art d’écrire quelque chose qui n’a à être lu qu’une seule fois tandis que la littérature est l’art d’écrire quelque chose qui doit être lu plus d’une fois. » Connelly ne voulait pas dire par là que le journalisme était superficiel, mais qu’il devait plutôt être clair et direct. La littérature, quant à elle, libère l’imagination, fait surgir le doute, et remet en question les bases mêmes des idées humaines. Le journalisme cherche à clarifier, à expliquer et, parfois, à provoquer. Nous avons besoin du journalisme comme de la littérature pour nous comporter en société informée, vigilante et imaginative. Ces deux activités sont nécessaires pour mettre toutes les chances de notre côté.
Pour y parvenir, les journalistes ont besoin de la liberté d’écrire ou de diffuser ce qu’ils ont découvert. Il est très important de se souvenir de la liberté de parole à un moment comme celui-ci. On célèbre cette année le 200e anniversaire de la naissance de Joseph Howe, l’éditeur de journaux dont la défense contre un libelle en 1935 a marqué définitivement le développement d’une presse libre au Canada. Une telle liberté est l’une des marques d’une saine démocratie, lorsqu’il y a de nombreux points de vue et tous les instruments nécessaires pour la simple quête des faits et la recherche en profondeur. Cependant, la liberté de parole est aussi un droit marqué par l’honneur, et le journalisme l’utilise comme quelque chose de plus grand qu’un permis de diffamation et de défense d’intérêts personnels égoïstes.
La responsabilité, qui va de pair avec la liberté d’expression, doit être chérie dans un pays comme le nôtre, où elle n’est pour ainsi dire jamais remise en question. Nous pouvons devenir paresseux et ignorer l’avertissement lancé par Soren Kierkegaard qui a dit que « les gens n’utilisent guère la liberté dont ils disposent, comme par exemple la liberté de penser; à sa place, ils exigent plutôt la liberté de parole. » Nous devons nous assurer que la liberté de parole n’est pas un substitut pour une pensée authentique, ce qui nous mènerait à accepter des idéologies étroites et des analyses partisanes.
Le journalisme fait face à de nombreux défis en des temps où l’information assaille notre conscience. À son meilleur, comme nous pouvons le constater ici ce soir, le journalisme donne une voix à ceux qui sont dépourvus de pouvoir, ramène ceux qui sont marginalisés au sein d’un échange plus englobant et mène souvent à redresser des maux sociaux.
Tous les organismes qui ont reçu une nomination cette année ont porté un regard profond et engagé sur des situations canadiennes dont ils croyaient qu’elles méritaient l’attention, la compréhension et, parfois, l’indignation générale du public : les lacunes d’un procès en instance criminelle qui a condamné un homme de Winnipeg à la prison à vie en 1991; la négligence et les véritables mauvais traitements infligés dans des institutions de soin pour les personnes âgées dans la région de Montréal; les lamentables conditions de vie dans des habitations à loyer modique à Toronto, malgré des augmentations de loyer; les faiblesses et les excès de la gestion de quelques-unes de nos principales corporations; les risques et les irrégularités auxquels font face des investisseurs dans de nouvelles formes de fonds en fidéicommis; le refus d’accorder des prestations à des milliers de veuves de vétérans de la Seconde Guerre Mondiale; le traitement dur et injuste infligé par une force de police municipales à des autochtones.
Tout cela démontre la capacité qu’a le journalisme non seulement d’exposer l’injustice, la négligence et les abus, mais aussi de promouvoir des changements sociaux positifs. Dans tous ces cas, les autorités ont été inspirées ou forcées à revoir la situation et à rechercher activement une solution aux problèmes qui avaient été dénoncés. Les journalistes concernés vont vous en parler dans un instant.
J’ai déjà parlé de la nécessité pour le journalisme de refléter de manière juste la diversité de notre population – d’où elle vient, comment elle s’adapte, quels sont ses défis. Nous sommes allés récemment passer une journée dans chacun de deux quartiers à Toronto, Regent Park et Malvern, où nous avons parlé avec des jeunes des intéressantes initiatives pédagogiques auxquelles ils participent, et où nous avons tenté d’aller au fond des raisons pour lesquelles leur communauté est décrite de façon si négative. En voyant 1200 étudiants dans l’auditorium du Lester B. Pearson Collegiate Institute à Malvern, je pouvais observer ce que peut véritablement signifier la diversité dans ce pays – il n’y avait probablement pas cinq pour cent des visages qui étaient blancs.
Un pays qui comme le Canada accepte 250 000 immigrants chaque année se doit d’avoir une perspective internationale. Nous ne devons pas étudier les choses d’une manière dépassée ou étroite. Il faut que notre regard reste ouvert sur un monde plus large et que nous le comprenions, ne serait-ce que pour arriver à mieux saisir nos propres communautés. Si nous sommes sensibles à ce qui se passe en Iraq, et faisons la différence entre les Sunnites et les Chiites, non seulement cette information nous intéressera, mais nous aurons aussi une meilleure compréhension de la signification de l’Iraq au Moyen-Orient, et de ses relations avec l’Arabie Saoudite et l’Iran, par exemple. Toutes ces nationalités islamiques, et d’autres encore, sont intimement présentes dans le tissu social canadien.
Sur le plan local, que pouvons-nous faire pour progresser vers une compréhension plus développée? Afin d’éviter de traiter de voyous possibles des groupes entiers à cause de crimes isolés, une solution très simple pour un journal ou une station de radio ou un télédiffuseur est d’inviter des gens de ces communautés à une réunion du conseil de rédaction ou à un forum sur certains thèmes. Pourquoi se limiter à ne rencontrer que des gens d’affaires, des membres des cabinets ou bien même la Gouverneure générale? Les organisations de presse devraient sûrement être intéressées à apprendre des gens eux-mêmes comment ils vivent vraiment, quelles sont leurs différences, comment ils se perçoivent eux-mêmes. Cela commencerait à régler le problème du fossé fondamental qui existe entre les puissants et ceux qui n’ont pas de pouvoir. En tant qu’organismes de presse, vous êtes, de manière évidente, de puissants joueurs dans les structures du pouvoir. Je vous mets au défi d’amener des individus dans ces structures afin que leurs voix puissent être entendues. Alors vous ne vous limiterez pas seulement à faire des reportages sur eux d’une manière distante et condescendante. Vous les citerez dans le texte, et vous les décrirez, bien sûr, mais leurs voix devraient s’inscrire dans votre recherche de fond avant qu’un reportage ne soit entrepris, que des citations ne soient choisies et qu’une bonne photo ne soit prise.
Cela implique, bien sûr, une plus grande complexité. En France, les gens portent sur eux-mêmes un jugement très sympathique : « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué? » C’est peut-être une faiblesse dans les relations ou dans les tâches quotidiennes, que de rendre les choses plus compliquées. Mais quand votre responsabilité est de diffuser de l’information, de promouvoir la compréhension et de prendre part au bien commun d’une société complexe ; la nuance et la sophistication sont essentielles. Des dichotomies simplistes – bons et méchants, « la bataille des sexes », le Christianisme contre l’Islam, ne sont jamais satisfaisantes et elles sont souvent dommageables.
Devant un auditoire comme celui-ci, je prends pour acquis que nous voulons contribuer au bien commun; que nous souhaitons que les injustices soient corrigées; que nous voulons créer une société douée de compassion.
Mon prédécesseur, Jules Léger, a aussi commencé sa carrière comme journaliste, tout comme Roméo LeBlanc et Jeanne Sauvé. M. Léger a dit : « Qui devrait être le juge de l’information qui sera distribuée? Dans une société démocratique, il ne peut y avoir qu’une réponse à cette question : tous les membres des médias, du propriétaire d’une chaîne de journaux au journaliste à la pige. Chaque niveau de la profession doit être conscient de ses responsabilités si l’équilibre de l’ensemble doit être maintenu. » Un tel équilibre – l’éternelle poursuite canadienne – est ce que le Prix Michener et les remarquables finalistes de cette année nous rappellent. Le journalisme a un noble but quand le droit de savoir du public canadien est combiné au souci de compassion envers ceux qui sont en marge de la société, ceux qui sont privés de droits, ceux qui sont pauvres et ceux qui sont faibles.
Je félicite le lauréat de la bourse Michener-Deacon de cette année, Cecil Rosner, de la télévision de la CBC au Manitoba, et je lui souhaite de mener à bien son projet d’écrire une histoire du journalisme d’enquête au Canada. Je rends hommage aux six finalistes qui ont été choisis parmi 57 organisations grandes et petites qui avaient soumis leur candidature. Ces finalistes ajoutent tous quelque chose à la brillante histoire que M. Rosner va étudier. De toutes les histoires cachées que les journalistes révèlent, nous apprenons quelque chose. Et nous nous inscrivons également dans un tissu narratif plus grand – l’histoire de notre propre pays.
Merci.
La Très Honorable Adrienne Clarkson,
Gouverneure générale du Canada,
Rideau Hall, Ottawa,
le 15 avril 2004.
