
Quand je suis arrivée à Rideau Hall, il y a deux ans, j’étais bien déterminée à continuer à accueillir cette remise annuelle du Prix Michener et à le faire en grand. D’une part, c’est de ce monde du journalisme dont je suis issue moi-même, et je lui suis reconnaissante de m’avoir donné les instruments et la préparation nécessaires pour effectuer le travail qui m’incombe maintenant.
D’autre part, ces Prix ont été mis en place par le très honorable Roland Michener, Gouverneur général de 1967 à 1974. Les Michener ont créé ce prix en mémoire de leur fille Wendy, une journaliste que plusieurs d’entre vous avez connue et dont vous vous souvenez. Elle est morte soudainement et prématurément au faîte de sa carrière.
Nous remettrons donc ce soir le Prix Michener de journalisme ainsi que la bourse Michener-Deacon.
Les Prix Michener se distinguent des autres récompenses pour les médias par le fait qu’ils soulignent combien le travail des journalistes bénéficie de façon désintéressée au bien commun. Au Canada, nous accordons plusieurs distinctions pour l’excellence en journalisme, mais cette considération accordée à l’intérêt public est un aspect essentiel du Prix Michener. Et de plus, cette récompense est décernée à une organisation de presse – c’est-à-dire un journal, un poste ou un réseau de radio ou de télévision, une agence de nouvelles ou un périodique – plutôt qu’à un ou des journalistes particuliers, quoiqu’ils en partagent évidemment la reconnaissance. Et ce Prix s’adresse à la fois aux petites comme aux grandes entreprises de presse.
Cet intérêt accordé à une organisation qui permet à ses journalistes de raconter des faits qui vont bénéficier à l’intérêt public est une qualité tout à fait singulière. Celui qui connaît le moindrement le fonctionnement d’une organisation de presse sait qu’un ou une journaliste ne travaille pas seul ou dans le vide. Non seulement trouve-t-il ou trouve-t-elle le sujet, puis le façonne, le modèle et le produit, mais il ou elle doit également être toujours sensible au cadre plus large de l’organisme de presse pour lequel il ou elle travaille.
Tout journaliste sait qu’il ou elle doit être courageux et audacieux. Il faut avoir assez de courage pour prendre un risque quant à son propre jugement de ce qui est bien et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas. Il faut aussi avoir assez d’audace pour convaincre son éditeur que son histoire va « marcher » et que les lecteurs vont vouloir la lire ou les auditeurs vouloir l’entendre.
La raison pour laquelle j’ai une affection particulière pour les Prix Michener, c’est qu’ils soulignent la complexité de la façon que nous avons d’informer le public. Je me souviens qu’à l’époque où je faisais de la télévision, les gens pensaient souvent que je faisais tout moi-même. Le teinturier m’a dit un jour, après avoir vu, la veille au soir, une émission sur les problèmes en Irlande : « Comment faites-vous pour rentrer si rapidement d’Irlande, écrire l’histoire et la présenter? » Cela résume, à mes yeux, le fait que le public en général, même celui qui est assez bien informé, n’a pas idée de la dimension de l’iceberg sur lequel le sujet et son créateur s’appuient.
Je suis enchantée qu’un certain nombre de mes prédécesseurs aient eux aussi démarré leur vie professionnelle dans le journalisme. Quand j’étais jeune et que je commençais ma carrière, je connaissais Roméo LeBlanc comme correspondant très respecté de Radio-Canada à Londres. Jeanne Sauvé a commencé sa carrière à Radio-Canada. Jules Léger, avant de devenir diplomate, a débuté comme journaliste au quotidien Le Droit, ici à Ottawa. À des journalistes canadiens, il y a presque trente ans, Jules Léger avait dit : « Qui donc doit être le juge de l’information qu’il faut diffuser? »
Dans une société démocratique, il ne peut y avoir qu’une réponse à cette question: tous les membres des médias, du propriétaire d’un groupe jusqu’au journaliste à la pige. Chaque niveau de la profession doit être conscient de sa responsabilité, si on veut maintenir l’équilibre de l’ensemble. »
Clark Davey, une véritable légende au Globe and Mail et qui a été très engagé dans la Fondation Michener depuis ses débuts, a dit que ce qui fait un bon reporter, c’est un bon rédacteur en chef. Ce qui fait un bon journal, un bon journaliste électronique, une bonne agence de presse, c’est la qualité du leadership. Les journalistes ne peuvent tout simplement pas faire leur travail, s’ils doivent sans cesse se battre contre l’ignorance et les faiblesses au sein de leur propre structure de travail, tout en cherchant à maintenir l’intégrité spécifique d’un article, qui est souvent peu plaisant et que le public n’est pas prêt à accepter.
Quelle que soit la grosseur de leur ego – et j’oserais dire que bien des journalistes, même des jeunes dans le métier, ont un ego substantiel – une histoire ne peut être racontée qu’avec l’appui de toute l’organisation. Tous les journalistes ont besoin de savoir que l’organisation qui les emploie est intègre, souhaite discuter les choses ouvertement et est capable de s’en tenir à sa version des faits, même si elle fait face à de fortes pressions de l’extérieur.
Nous espérons tous, évidemment, avoir parcouru beaucoup de chemin quant à notre aptitude à raconter une histoire avec honnêteté, intégrité et vérité. Pierre Berton a un jour remarqué, en se référant aux habitudes professionnelles des années 40, qu’« aussi longtemps que vous citiez vos sources, vous pouviez publier la foutaise la plus choquante. La nouvelle n’était pas la vérité, c’était ce que quelqu’un disait être la vérité, même si les phrases que ce quelqu’un disait étaient franchement de la bouillie pour les chats. Si ça racontait une bonne histoire, on l’imprimait ou la diffusait sans réserve.»
Nous nous sommes éloignés de ce que nous appelions autrefois le «journalisme jaune». Même si nous critiquons souvent les sources de nos journaux et de nos réseaux de radio et de télévision, je pense que nos intentions sont meilleures qu’elles ne l’étaient. Je crois que la question est maintenant de guider le public en conservant cet objectif de façon à pouvoir dire non à ce que les gens veulent entendre pour dire oui à ce qu’ils doivent entendre, et aussi à maintenir le cap sur des perspectives claires et équilibrées, à l’abri de l’hystérie et en s’appuyant sur une connaissance approfondie de l’histoire.
Nous éprouvons ce soir un plaisir particulier, car nous avons parmi nous quelques-uns des plus grands journalistes et écrivains des cinquante dernières années. Ces gens ont fourni une telle contribution à l’histoire du journalisme canadien qu’elle est difficile à estimer. Par leur plume, par leur talent de journalisme ou d’éditeur, par ceux qu’ils ont dirigés, ils ont fait de nous ce que nous sommes en tant que nation aujourd’hui.
Pierre Berton, Doris Anderson, Farley Mowat, June Callwood, Margaret Atwood, Trent Frayne, Graeme Gibson sont mes invités spéciaux ce soir, car j’ai pensé que les journalistes, surtout les plus jeunes – les futurs écrivains – tireraient profit d’une rencontre avec eux et même de se trouver en leur présence. Dalton Camp devrait être aussi avec nous, mais il n’y est pas arrivé tout à fait. Aucun d’entre vous ne ferait ce qu’il fait maintenant, si ce n’avait été que ces prédécesseurs ont pris les risques qu’ils ont pris et écrit les textes qu’ils ont écrits.
Ils sont devenus de véritables monuments pour nous. Mais ils ont, en leur temps, écrit des choses qui ont fait tomber sur leur tête la colère des gens en place. C’est sans doute la raison pour laquelle ils peuvent aujourd’hui la tenir si haute, cette tête. La colère des puissants fond et disparaît. Au nom de la vérité qu’ils ont dite, ces journalistes ont été calomniés, ils ont été bannis des États-Unis, et ils ont même été arrêtés. Chacun d’entre eux sait que la moralité est au-dessus de la respectabilité. Aucun d’entre eux n’est véritablement respectable, et c’est bien la raison pour laquelle nous les aimons. Et ils sont ici ce soir pour que nous puissions leur rendre hommage.
Les Prix Michener reconnaissent la qualité exceptionnelle des reportages sur les questions et les événements nationaux. Mais je veux nous rappeler à tous que l’international et le national vont main dans la main. Nous sommes un pays dans un monde. Et si nous ne pouvons pas trouver notre place avec nos propres valeurs et nos propres espérances dans ce monde, nous allons être très diminués en tant que pays, et en tant que force pour le bien.
Il faut aussi que nos concitoyens réalisent qu’ils ont la responsabilité d’exiger de l’information, la meilleure qu’ils puissent obtenir. Nous avons aussi besoin, comme Canadiens, du genre de reportages qui nous aideront à comprendre le sens des événements. C’est la raison pour laquelle nous devons critiquer la diminution du nombre des bureaux à l’étranger de nos organismes de presse. Nous avons besoin d’un point de vue canadien sur les affaires du monde. Une vision non-nationale du monde, ça n’existe pas. Aussi longtemps que nous serons un pays souverain, nous devrons entendre de la part de nos propres concitoyens ce qui se passe dans le monde, pour en comprendre les implications pour nous et pour que nous puissions faire des comparaisons avec notre propre société. La qualité de notre vie nationale est mise en relief par notre fonctionnement dans le monde.
Je suis enchantée ce soir de constater la superbe qualité des reportages de nos finalistes sur les questions nationales. Ils ont créé des séries en plusieurs parties ou de longs reportages qui ont occupé l’espace nécessaire pour aller au fond des choses. En ce sens, ils nous aident, selon les mots de Thoreau « non seulement à être bons, mais à être bons à quelque chose. » Ils nous ont aidé à maintenir « l’équilibre de l’ensemble».
Et, chose tout aussi importante, ils ont servi leurs concitoyens comme de bons Canadiens. Ils ont joué ce rôle de service public que nous attendions d’eux et que nous devrions tous attendre les uns des autres.
Félicitations à Pierre Duchesne à titre de récipiendaire de la Bourse Michener-Deacon, ainsi qu’à tous les finalistes du Prix Michener de journalisme.
Merci.
La Très Honorable Adrienne Clarkson,
Gouverneure générale du Canada,
Rideau Hall, Ottawa,
le 30 avril 2002.
