
Je ne peux vous dire à quel point je suis heureuse de vous accueillir à Rideau Hall à l’occasion de la remise du Prix Michener à un organisme de presse qui a servi l’intérêt public d’une manière exceptionnelle et désintéressée.
Ces mots, « désintéressé » et « intérêt public », expriment ce qu’est le journalisme à son meilleur, et il est très approprié que cette récompense porte le nom de Roland Michener, un de mes prédécesseurs comme Gouverneur général, qui a consacré sa vie au service du public à titre de politicien, d’ambassadeur, puis de Gouverneur général. Appuyé par sa brillante épouse Norah, qui avait écrit sa thèse de doctorat sur le philosophe français Jacques Maritain, M. Michener a voué ses énergies à la vie publique. Il a mis au profit du Canada sa vigueur, sa simplicité, son intelligence et son humour exceptionnels. Retraité et âgé de plus de quatre-vingts ans, nous le voyions souvent au marché le samedi matin à Toronto (il était alors déjà veuf) transportant des sacs en plastique blancs remplis de produits frais, souriant et saluant chaleureusement tout le monde.
C’est en 1970 qu’il a remis le premier prix Michener aux lauréats conjoints qu’étaient le Financial Post et la CBC. En tant que récompense destinée à tous les médias où s’expriment les journalistes, ce prix est unique du fait qu’il reconnaît les organisations qui favorisent avant tout l’idée de servir l’intérêt public. Et j’aimerais remercier tous ceux et celles qui jouent un rôle au sein de la Fondation des prix Michener ainsi que les membres du jury pour leur dévouement à l’égard de cette récompense. Ces idéaux de détachement et d’excellence que reconnaît le prix Michener sont merveilleux dans une société où l’intérêt personnel et la médiocrité sont souvent ce que nous acceptons à contrecoeur, même si cela nous fait rager comme citoyens qui dépendons des médias pour obtenir l’information.
Nous, Canadiens, sommes bien instruits. Nous avons un niveau de vie élevé et un espace énorme pour vivre, et pourtant des injustices sont commises ici, et nos systèmes et nos structures en font aussi les frais. Alors nous avons besoin de la presse sous toutes ses formes pour nous rendre conscients de notre situation, pour éveiller notre sentiment d’indignation, et pour nous aider à demeurer en état de veille. Les reportages sur la passion du gain, la négligence, l’indifférence, la corruption et la nonchalance insensible nous irritent psychiquement, et peut-être que, même si ce n’est pas la responsabilité des journalistes, nous devrons nous gratter.
En tant que société qui tente essentiellement de redresser les torts, il est bon de rappeler à notre mémoire ce que l’auteur suédois Carl-Henning Vikjmark a écrit : « Ce qui fait qu’une valeur est authentique est qu’elle peut résister au mal. »
La ténacité qu’il faut pour trouver l’idée originale et ne pas perdre le fil tout au long du processus de recherche et malgré les contradictions qui surgissent tout le temps, m’a été enseignée par des modèles comme Ron Haggart, Philip Matthias, Gerry McAuliffe, pour n’en nommer que trois, lorsque j’étais à l’émission, The Fifth Estate. Ils étaient tenaces, obsédés et exigeants, mais ils tenaient à raconter l’histoire et à le faire correctement. J’ai appris qu’avoir un point de vue peut être différent que d’avoir une opinion subjective, que d’avoir son intérêt personnel en vue.
Et un journaliste vraiment professionnel sait toujours faire cette différence, sait que de raconter l’histoire est comme laisser tomber un glaçon sur un poêle chaud – on sait qu’il va fondre, mais on ne sait pas dans quelle direction l’eau va couler.
Les bons journalistes savent tous qu’il faut se poser des questions dont on ne connaît pas la réponse. L’histoire peut se terminer comme une mise en accusation virtuelle, mais une bonne histoire, conçue d’une manière désintéressée, ne peut commencer dans un tel état d’esprit. Les lecteurs, spectateurs ou auditeurs doivent pouvoir participer à l’évaluation de la preuve, au triage des faits pour être conquis; ils doivent sentir qu’ils comprennent et qu’ils savent, et non pas qu’ils sont entraînés vers une conclusion connue d’avance.
Nous honorons ce soir les diffuseurs et les journaux qui ont, avec les ressources dont ils disposaient, publié et mis en onde les histoires que, en tant qu’êtres faillibles, satisfaits de nos vies, nous aurions vraiment préféré ne pas connaître. En affichant la vérité, ils nous empêchent de ne pas voir, et nos vies, en tant que citoyens et citoyennes du Canada, n’en sont que meilleures.
Merci.
La Très Honorable Adrienne Clarkson,
Gouverneure générale du Canada,
Rideau Hall, Ottawa,
Le lundi 10 avril 2000.
